Les palladio-platinotypes : des tirages photographiques à l'épreuve du temps
Interview : Laurent Gloaguen, Fondateur de la Galerie du Cabestan et Maître-Tireur
«Vous pouvez sculpter dans un logiciel 3D et imprimer le résultat en volume sur les nouvelles imprimantes 3D. Ou vous pouvez pétrir la glaise de vos mains et cuire au four le résultat. Une technique ne remplace pas l'autre, même si la première peut singer la seconde, mais j'ai tendance à trouver plus de sensualité dans la seconde, plus d'humain, plus de main.»
Propos recueillis par Stéphane Gigandet. Interview publiée le 23/06/11 à 15h15.
Laurent Gloaguen est le Fondateur de la Galerie du Cabestan à Montréal. Dans son laboratoire, il effectue des tirages au platine et au palladium : les palladio-platinotypes. C'est une technique artisanale qu'il présente dans un court film Réalisation d'un tirage au palladium et au platine. Ses réponses au sujet de son art sont un excellent révélateur de sa passion, et Laurent pourrait bien vous la communiquer !
Dans quelles circonstances as-tu découvert les tirages au platine et au palladium ?
Les circonstances, je n'en ai pas un souvenir précis. Je connais le platinotype depuis que je m'intéresse à la photographie. J'avais un labo photo dans les années 80, de l'argentique à l'époque, mais je connaissais déjà l'existence des autres procédés historiques. Je ne me souviens plus du moment où je suis passé de la vague connaissance à l'étape "oh, mais je meurs d'envie d'essayer ça".
Est-ce une technique relativement obscure ou est-elle bien connue dans le milieu de la photographie ?
C'est entre obscurité et lumière… C'est avant tout une affaire d'historiens, d'esthètes, de collectionneurs. Le grand public, la plupart des photographes amateurs, n'en ont pas connaissance. Tous ceux qui se sont intéressés à l'histoire de la photographie et à la photographie en tant qu'Art connaissent. Quiconque a été à une exposition de photos de Irving Penn, par exemple, devrait savoir ce qu'est un tirage au platine. J'ai le sentiment que, grâce au Web, les techniques dites "alternatives", c'est à dire alternatives à l'argentique sous agrandisseur, sortent un peu de ces cénacles, se démocratisent. Le partage d'informations entre pratiquants est également grandement facilité avec Internet.
Pourquoi avoir choisi de t'y plonger ?
Sans doute plein de raisons réunies, l'amour de la photographie noir et blanc, des beaux papiers, du travail bien fait, de l'artisanat, etc. Peut-être aussi la nostalgie du travail en labo, la naissance d'un tirage dans un bain, c'est quand même autre chose que de regarder une feuille sortir d'une imprimante à jet d'encre.
Comment t'y es-tu initié ?
La théorie est dans les livres. Après, il y a la pratique… C'est un long chemin d'essais et d'expériences, de moments d'enthousiasme suivis d'autres de désespérance. Patience et persévérance sont les clés de l'initiation.
Quelles sont les principales différences avec le tirage argentique ?
La première différence est une histoire de métaux, de l'argent ou du platine et du palladium, ces deux derniers étant des métaux très similaires dans leurs qualités, parmi lesquelles une résistance à l'oxydation que ne connaît pas l'argent.
Dans un tirage argentique classique, les particules de métal sont en suspension dans une couche transparente de gélatine, dans un tirage platine-palladium, les particules sont incrustées dans les fibres du papier. Un tirage platine a une surface généralement mate, le papier est brut, alors qu'un tirage argentique est souvent brillant, le papier est couché. Le rendu est très différent, plus velouté et sensuel pour le platine, plus dense et froid pour l'argentique.
Qui achète des palladio-platinotypes ? Principalement des musées ou des collectionneurs passionnés ?
Principalement des amateurs éclairés, des collectionneurs, des photographes, des galeries. Mais aussi des gens qui veulent des tirages de photos familiales qui durent, qui se transmettront de génération en génération. La permanence offerte par le tirage platine-palladium est un argument fort. Ensuite, il y a bien sûr les critères esthétiques.
Ces tirages s'adressent-ils à tout le monde ? C'est un produit de luxe ?
Si vous n'appréciez pas la différence qu'il existe entre un livre composé aux caractères de plomb, imprimé sur un papier pur chiffon, avec le même livre réalisé avec des techniques numériques sur un papier ordinaire, je doute que vous perceviez ce que ma technique ajoute. Si ce n'est que votre livre imprimé avec des encres en poudre sur un papier fait de pulpe de bois a de bonnes chances de s'autodétruire dans les prochaines décennies alors que les livres imprimés avant le XIXe siècle ont encore fière allure. La bible de Gutenberg conservée à la Bibliothèque publique de New York, imprimée vers 1450, paraît presque neuve.
Ces tirages s'adressent aux gens qui sont capables de percevoir la différence, pas aux utilitaristes qui se limitent à la fonction reproduction d'une image. Bref, aux poètes, aux esthètes, aux sensibles. Et oui, c'est aussi un produit de luxe, car ce n'est pas de la production de masse, c'est complètement artisanal, et la matière première, papier et métaux, est onéreuse.
A propos de luxe, as-tu essayé de faire des tirages à l'or ?
Oui, bien sûr que j'ai essayé, cela s'appelle un chrysotype. L'or donne des tirages avec une teinte entre rose et violine, ce qui limite un peu leur succès. Ce que je ne dis pas, car c'est un secret de fabrication, c'est que je mets aussi un peu d'or dans ma formule platine-palladium, pour modifier la teinte et soutenir les hautes valeurs.
Alors ce n'est plus un secret…
Ah, oui. Mais ça sortira pas d'Internet, hein ? Il y a aussi un autre type de tirage qui fait usage de l'or, ce sont les orotones. Le tirage est fait sur une plaque de verre et la plaque est ensuite dorée à la feuille au dos. Le résultat est spectaculaire. Le célèbre photographe de l'Ouest américain Edward S. Curtis (1868-1952) en a fait grand usage.
A l'heure du tout numérique et du jetable, constates tu un regain d'intérêt pour ces techniques artisanales et durables, ou as-tu plutôt l'impression d'être l'un des derniers remparts avant qu'elles ne tombent dans l'oubli ?
Je connais plein de jeunes de vingt ans, des "digital natives", qui se mettent à la photo argentique, qui achètent de vieux appareils russes sur eBay avec des objectifs improbables, qui utilisent des Holga en vacances, qui s'essayent au sténopé… Alors, oui, je constate un fort intérêt pour le "hors-numérique". En Amérique du Nord, où je vis, toutes les étudiants en photographie apprennent et pratiquent les techniques classiques de tirage. Ce qu'ils découvrent, c'est que toutes ces techniques sont avant tout des outils de création. En arts graphiques, il y a la peinture, l'aquarelle, les fusains, les crayons, les feutres, le stylo Rotring, la tablette graphique, Illustrator, Photoshop, etc. Aucun outil ne remplace l'autre, ils sont complémentaires et peuvent être utilisés en technique mixte. La création est conditionnée par l'outil, chaque outil apporte son lot de contingences, d'aléas, de contraintes qui enrichissent, exaltent la créativité. Et les apprentissages de différentes techniques s'enrichissent mutuellement. C'est exactement pareil en photographie.
Il y a aussi un autre paramètre très humain, c'est la sensualité. Un exemple : vous pouvez sculpter dans un logiciel 3D et imprimer le résultat en volume sur les nouvelles imprimantes 3D. Ou vous pouvez pétrir la glaise de vos mains et cuire au four le résultat. Une technique ne remplace pas l'autre, même si la première peut singer la seconde, mais j'ai tendance à trouver plus de sensualité dans la seconde, plus d'humain, plus de main. Et vous ne ferez pas, sauf marginalement, les mêmes choses avec chaque outil.
Nous vivons dans un monde où il y a de la place pour les meubles Ikea et les œuvres d'ébénistes, les uns ne tuent pas les autres, ils répondent à différents besoins, différentes aspirations. Tout comme il y a aussi de la place pour du tirage numérique et du tirage d'art.
Donc, pour revenir à la question, l'oubli, moins que jamais. Au contraire, il y a une immense curiosité chez les jeunes qui sont censés rester collés sur des écrans.
Comment choisis-tu les photographies qui seront ensuite tirées en série limitée ? S'agit-il de photos rares que tu as dénichées dans les archives en ligne de la Bibliothèque du Congrès, ou sont-elles déjà populaires chez les collectionneurs et amateurs de photographies ?
Il y a les deux, des choses enfouies dans les catalogues, parfois mal référencées, ce qui les condamnait à l'oubli, qui sont donc le fruit de la sérendipité de la recherche, mais aussi des photos mondialement connues et populaires comme celles de Dorothea Lange ou de Gertrude Käsebier. Mon critère de choix, c'est j'aime ou j'aime pas, mais aussi la valeur décorative, parce que ces tirages sont aussi des objets de décoration, ils vont finir sur un mur. J'aimerai aussi dans l'avenir plus travailler avec des photographes contemporains, la photo d'archives a ses limites.
Quelle est la part d'expérimentation personnelle dans ton travail ?
Le sujet est un immense champ d'essais et d'expérimentations, c'est presque infini. Ce sont des milliers d'heures à faire des expériences au labo et j'adore ça. Chaque tireur développe continuellement sa technique et explore, découvre, invente.
Je développe en ce moment un principe de tirage sur papier baryté pour avoir des platinotypes sur papier semi-brillant. Les premiers résultats sont très prometteurs. Je pense aussi me mettre au tirage au charbon qui m'intéresse beaucoup.
La composition des émulsions varie-t-elle d'une photo à l'autre pour obtenir différents effets ? Combien d'essais sont nécessaires avant d'obtenir la qualité de tirage que tu souhaites ?
Oui, la chimie va conditionner la couleur de ton noir et blanc, si je peux me permettre l'expression, du sépia au bleuté en passant par le neutre. Si tu travailles avec un négatif classique, c'est aussi la chimie qui te permet de donner le "grade" de ton papier, de faire ressortir les hautes valeurs, d'avoir plus ou moins de contraste, etc.
Sauf accident, ou sujet difficile comme un "high key", il me faut un ou deux essais. Le principal obstacle à un tirage de qualité, ce qui fait que ça part à la poubelle, c'est les problèmes de papier.
Qu'est ce que le papier pour tirages platine et palladium a de spécial ? Si j'ai bien compris, il n'est pas pré-enduit de solution photo-sensible au platine et au palladium et c'est le tireur qui l'enduit lors du tirage. On doit cependant utiliser des papiers spéciaux ?
C'est exactement ça, c'est au tireur de préparer et d'enduire la solution. Le choix du papier est capital : il faut un papier au pH neutre ou un peu acide, car un environnement basique stoppe la réaction chimique du procédé photographique, et il faut aussi qu'il résiste au trempage prolongé dans les bains de clarification et de rinçage.
Beaucoup de papiers modernes sont imprégnés de carbonate de calcium, de la craie. On appelle ça une "réserve tampon". C'est fait pour tenter de contrecarrer l'acidification et la dégradation avec le temps de la principale matière première, la pulpe de bois. Mais la craie est tout a fait incompatible avec la plupart des procédés photochimiques. Le seul moyen d'utiliser ces papiers est de les traiter à l'acide pour faire disparaître le carbonate, de les rincer et de les sécher. C'est une opération longue, peu intéressante et ça nuit souvent à la qualité de la surface du papier déterminée à l'encollage et au calandrage.
Il faut idéalement un papier fait de coton ou autre fibre végétale comme le lin, le mûrier. Il doit être sans apport de substances qui nuisent à l'utilisation photographique et si possible sans celles qui oblitèrent la conservation à long terme du papier. Bref, il faut le papier le plus naturel possible, comme un pur chiffon : fait avec que du coton et de l'eau pure. Ces papiers sont de plus en plus rares et de plus en plus chers.
Et avoir un papier pur ne suffit pas, il faut qu'il soit parfaitement encollé. L'encollage d'un papier consiste à l'imprégner d'une substance, comme la gélatine, qui empêche qu'il absorbe trop vite les liquides. C'est par exemple capital pour un papier aquarelle pour que la peinture ne traverse pas le papier comme le ferait un papier buvard ou un filtre à café. Un papier non encollé laisse passer toute la solution, un papier mal encollé entraîne des différences de pénétration de la solution qui se traduiront par des défauts irrémédiables sur le tirage, un papier trop encollé ne retient pas assez la solution et est inutilisable.
Enfin, il faut que la qualité de fabrication soit proche de la perfection, la pâte à papier doit être vierge de toute impureté, tout le processus de fabrication doit être fait à l'abri de contaminations extérieures. Un stock de beau papier peut être par exemple ruiné par une machine à calandrer ou à couper qui est un peu rouillée et qui dissémine de la poussière d'oxyde de fer… C'est invisible à l'oeil nu, mais ça produira des points noirs inacceptables dans les tirages.
Avoir un bon papier, consistant dans sa fabrication, est la plus grosse difficulté du tireur professionnel. Les bons papetiers sont très rares.
Que conseillerais-tu aux apprentis-sorciers et alchimistes qui souhaiteraient suivre tes traces et s'essayer aux tirages à l'ancienne ?
D'abord de se documenter. Il n'y a hélas pas beaucoup de ressources en langue française
Je recommande très vivement le livre de Christopher James, "The Book of Alternatives Photographic Processes" qui dresse un panorama complet des différentes techniques avec à chaque fois toutes les explications nécessaires. Ce livre est aussi très richement illustré, ce qui permet d'avoir un aperçu du potentiel créatif de chaque technique. Un vrai "must-have". De plus, en feuilletant le livre, vous verrez vite si vous avez envie de vous investir plus dans la démarche, ou pas. Le plus gros risque étant que vous développiez une passion forcément déraisonnable.
Ensuite, il faut s'essayer. Le matériel de base est assez simple, des bacs, des plaques de verre, du papier et du soleil. Je recommande débuter avec des produits pas chers avant d'aborder le platine et le palladium. Le cyanotype, qui donne des tirages bleus, est simple dans son mode opératoire et vraiment abordable. Il y a aussi le kallitype, à base d'argent, pour des tirages en noir et blanc plus sophistiqués.
Pour se procurer les produits chimiques en France, je recommande Disactis animé par Lionel Turban, un jeune passionné qu'il faut encourager. Il propose par exemple un kit cyanotype à 20 € et un kit Van Dyke à 26 €. Ses forums sont aussi un bon moyen d'obtenir des conseils francophones. Pour l'Amérique du Nord, c'est bien sûr l'incontournable "Bostick and Sullivan" à Santa Fe dans le Nouveau-Mexique.
Mon dernier conseil, c'est qu'en la matière la patience est toujours récompensée. Si vous êtes du genre pressé, passez votre chemin.
Merci beaucoup Laurent de partager avec nous ta passion pour les tirages photographiques d'exception !